mardi 17 novembre 2009

Le dieu au regard analytique : les idéologies en conflit dans Sens

Nous avons récemment étudié en cours l'hypothèse de Jonas, dans le cadre d'une étude de l'anthropologie :
fiction de Hans Jonas, tiré du livre " Le phénomène de la vie " :

« supposons un Dieu mathématicien, qui aurait un regard analytique1 , qui pénétrerait partout, et qui serait capable de discerner sous les phénomènes visibles, toutes les particules élémentaires en interaction dans l'Univers...

Que deviendrait un organisme vivant sous le regard de ce dieu mathématicien ? Si nous le supposons étranger à l'expérience que les êtres vivants ont d'eux-mêmes, il considérera l'organisme comme une somme d'interactions moléculaires (entre molécules) ; et cette somme peut se dissoudre dans la grande interaction qu'est l'Univers.
Et si jamais il perçoit une unité dans le vivant, ce ne peut être qu'un phénomène de surface aux yeux de ce dieu, comme l'unité de la vague dans l'Océan :
et voilà tout ce que ce divin mathématicien pourrait dire de la vie. »

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1 (qui pénètre toute chose : il ne voit jamais le tout, mais seulement les parties : il ne voit pas l'ensemble du puzzle, mais seulement ses pièces. )








J'y ai entraperçu la définition exacte de ce qu'est le dieu logique Sens. Si ce n'est que son regard analytique ne porte pas sur les atomes, mais les faits logiques du monde. Pour Sens, le monde n'est pas nécessairement constitué de molécules, d'atomes et de Quarks, mais il est, par contre, nécessairement constitué de liens et d'opérateurs logiques.
Ici, nous avons la vision d'un dieu qui reste éminemment fragmentaire, imparfaite, partielle et lacunaire - en un mot superficielle -, du monde.
Il y a une idée que Sens veut nous imposer selon laquelle le sens de l'existence du monde serait la logique, qui en serait à la fois la mécanique et la finalité, le mode de fonctionnement (la cause) et le but. En réalité, il y a là une tentative de nous imposer comme une vision globale ce qui se révèle comme un système de modélisation idéale mais très incomplète et partielle du monde, c'est-à-dire une idéologie.

L'idéologie selon laquelle la logique gouverne le monde. Ce qui n'est pas totalement faux, mais n'est que partiellement vrai. D'autant plus que Sens va plus loin, car la logique ne fait pas que gouverner le monde :

pour lui, la logique détermine ce monde.

(on passe donc de la physique à la métaphysique, du fonctionnement à la nature même, de l'Univers.)


L'idée serait de donner aux joueurs cette impression que leur propre vision globale de (ce qu'est) leur réalité est tronquée, et que leur propre vision de cette réalité n'est qu'une prison qui les enferme dans une connaissance incomplète et partielle.
L'impression qu'ils doivent avoir, à la fin d'une partie, en découvrant la scène finale, c'est que ce qu'ils percevaient du monde, au lieu de leur permettre d'agir efficacement et librement, les enfermait dans une sorte de réalité-prison.
C'est ce que Romaric nous fait éprouver à la fin de son scénario de démo bluesky, où on découvre que la réalité est plus vaste que celle dans laquelle on croyait nos PJ immergés.

La relation entre les différents niveaux de réalité dans Sens (le monde des joueurs, celui des Cellulis, celui des Simulacres -les Bugs-, et celui de l'Ombre-Monde) participent en fait d'une réalité plus vaste et plus complexe, dont ils ne sont que des éléments épars, interconnectés.
Chaque réalité n'est qu'une pièce d'un grand puzzle, - mais dont les Simulacres ne perçoivent qu'une seule de ces pièces !



Que peut-on en tirer pour le jeu ?
La question qui reste, c'est comment exploiter cette idée dans le jeu ?


Si l'on devait faire un résumé en une phrase de ce qui se passe dans "Sens Renaissance", on pourrait la faire ainsi :
Les Bugs travaillent pour la Résistance, contre l'Empire d'Omicron, une vaste fédération stellaire contre laquelle la planète Terre s'est rebellée et a été vaincue.

Il y a, de prime abord, une espèce de manichéisme apparent dans ce résumé, l'Empire d'Omicron figurant le "méchant", et les Bugs de la Résistance, les "gentils", alors qu'en réalité, on pourrait seulement parler de deux idéologies qui s'affrontent : la liberté contre le déterminisme, l'ignorance volontaire contre la soif de connaissance.

Reprendre l'idée de la fiction de H. Jonas, c'est d'abord donner des informations très partielles aux joueurs et à leurs Simulacres en début de partie, à propos de ces idéologies, de ces visions du monde : ainsi, n'ayant que des éléments épars pour décider quelle idéologie est la "bonne", ils le feront par l' "affect" ("vive la liberté, on est des rebelles !" seront-ils conduits à s'écrier.), avant de se rendre compte que la vérité du conflit idéologique leur a échappé (et leur échappe toujours !) à la fin de la partie (ou de la campagne, s'il s'agit d'une partie longue !).

De plus, les Simulacres - et par là les Cellulis - seront finalement amenés à se rendre compte que les idéologies, en elles-mêmes, sont des visions "analytiques" fragmentaires du monde.
Ils sont en effet le reflet de deux Runes : celle de Myphos Quadria, le "vice-Empereur", et celle de Sollipsis.
Or, le monde de Sens n'obéit pas qu'à deux Runes, mais à 6 ! C'est là que se situe la lacune de ces deux visions du monde, qui cherchent chacune à réduire la réalité du monde à celle de leur seule Rune propre.

Il faut donc prévoir - non pas un renversement - mais un rééquilibrage : au final, des deux idéologies, il n'y en a pas une meilleure que l'autre : toutes deux ont la valeur intrinsèque de n'importe quelle idéologie humaine, qui permet à l'homme d'interpréter le monde qui l'entoure, sans coïncider exactement avec lui.

L'idéal étant d'éviter le relativisme, qui est, en lui-même, une idéologie tronquée (car tout ne se vaut pas !) au profit d'une systémique (tout est interagissant dans la réalité). Car c'est, essentiellement, cette systémique qui est le fondement de Sens, toutes les réalités étant interdépendantes les unes des autres.

6 commentaires :

  1. Je suis convaincu que dans Sens, la "liberté" (vie) ainsi que le "pouvoir" (mort) s'acquière par le savoir nouveau (Création).
    Sens n'est pas omniscient, son système est faillible.

    Pour moi c'est une bataille de créations.
    1 Les créations réels, impromptues des Bugs (Vie-Réel-Intérieur au temps)qui réussissent à dépasser (chaos)les règles du fait qu'ils les connaissent, les appliquent bien et peuvent en détecter les failles.
    2 Sens(Mort-Langage-Extérieur au temps)donne de la logique à cette création puisqu'elle nait des failles des règles et rétablira l'ordre en créant du nouveau cosmo.

    Sens est très déterminables du moins autant qu'un bug.

    Si Sens a des failles..c'est parce que c'est un bug aussi. Il cherche également à réparer son clivage du réel.

    Personnellement, si je jouait à sens je chercherait à interroger les certitudes de Sens, pour l'aider à se complexifier, l'aider à vivre ces instants où il se sent libre mais insécurisé dans l'instabilité et le soulagement quand il retrouve une structure de lois sécurisante plus adapté au réel.

    Le bonheur c'est le chemin.

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  2. Merci Ed pour ton article ! Voilà une réflexion théorique sur le jeu qui peut inspirer de nouvelles interprétations.



    Twent, il faut que tu écrives un article dans ce blog sur les liens entre Sens et le modèle dont tu me parlais l'autre jour.

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  3. Juste un mot à propos du message de Twent :

    J'ai l'impression que tu fusionnes des niveaux de réalité différents de Sens :


    "Pour moi c'est une bataille de créations.
    1 Les créations réels, impromptues des Bugs (Vie-Réel-Intérieur au temps)qui réussissent à dépasser (chaos)les règles du fait qu'ils les connaissent, les appliquent bien et peuvent en détecter les failles.
    2 Sens(Mort-Langage-Extérieur au temps)donne de la logique à cette création puisqu'elle nait des failles des règles et rétablira l'ordre en créant du nouveau cosmo."

    Est-ce intentionnel que tu mettes en relation Sens et les Bugs ?

    Selon ma compréhension du monde, les Bugs ne connaissent pas Sens, et Sens ne se préoccupe pas d'eux. Il se préoccupe des Cellulis ; les Simulacres étant des représentations ( qu'on pourrait même qualifier d'"allégoriques") des Cellulis.

    Les Bugs - en tant que Simulacres - sont, en effet, bien une représentation de la lutte (involontaire, parce qu'inconsciente) des Cellulis contre Sens, mais ils font également partie du système de Sens :

    Ils sont un outil pour Sens dans son but qui est de démontrer aux Cellulis que la lutte contre Lui est inutile. Il utilise les Simulacres pour montrer que leur liberté n'est qu'illusoire.

    Comme le montre - je l'espère - ma réflexion sur le billet principal, les Bugs (les simulacres, donc !) sont manipulés, car ils sont eux-mêmes prisonniers d'une idéologie. Ils sont manipulés à la fois par les Cellulis (les joueurs) qui décident de leurs actes, mais leur combat même n'est qu'une illusion, un spectacle, un film à l'intention des Simulacres, et le metteur en scène, c'est Sens.

    Il n'y a pas d'opposition entre Sens et les Simulacres dans le sens où ceux-ci ne sont qu'une image que Sens crée et qu'il distribue aux Cellulis afin de leur faire jouer une comédie qui est sensé les instruire, leur ouvrir les yeux sur la vanité de la notion de liberté (vaine parce qu'illusoire).

    Le but de Sens est de montrer que les Cellulis sont prisonniers de la logique tout comme les Simulacres sont prisonniers de leur monde et de leur lutte.

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  4. Or, c'est là justement l'essence de l'idéologie de Sens, qui est partielle. Car si nous sommes, effectivement, plus ou moins assujetti à la logique, nous sommes assujettis également à d'autres lois (la gravitation, par exemple..!) et que nous ne sommes pas que des sujets pour la logique, nous sommes aussi des Maîtres pour elle.

    Le but "caché" des Cellulis étant de se positionner contre cette idéologie en prouvant la réalité inverse - c'est-à-dire que ce sont eux qui maîtrisent la logique, au lieu d'être déterminés par elle ( but "caché", parce que les Cellulis eux-mêmes ignorent ce but au cours de la partie et n'en prennent normalement conscience qu'à la fin ! )

    En réalité, un seul personnage ici est vraiment libre : c'est le meneur de jeu ; qui lui, a le choix de se positionner en faveur d'une idéologie ou de l'autre, dans sa manière de masteriser, et dans le choix (et la préparation) des scénarii qu'ils fait jouer aux Cellulis !



    Pour ma part, j'entendrais donc plutôt dans ton idée (qui soit dit en passant est très éclairante ! ) :
    "une bataille de créations entre Sens et les CELLULIS :

    1 : ces créations premières, qui seraient celles des Cellulis (contrôlant les Bugs) qui dans un premier temps on seulement l'impression de jouer, puis se rendent compte au cours du jeu qu'ils transgressent la volonté de Sens, pour ensuite apprendre que cette transgression est illusoire, factice...
    Enfin, à la fin de la campagne, ils se rendent compte (peut-être ? gagneront-ils contre Sens ?..) qu'en réalité, leur transgression n'était pas factice, mais finalement réelle, et qu'à l'insu de Sens, ils étaient vraiment libres.

    2/ Sens instrumentalise donc ces créations pour tenter de convaincre, de persuader les Cellulis que leur liberté est illusoire, leur résistance à sa logique vaine, et qu'ils y sont assujetti."

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  5. En fait, il y a une donnée fausse dans le jeu :
    Sens veut nous faire croire que les Bugs échappent à son contrôle, puisque leurs actes dépendent des décisions des Cllulis plutôt que des siennes.
    En réalité, les Bugs - et les autres Simulacres - ne sont que des outils qu'il confie aux Cellulis, un peu comme un père confierait à son fils un puzzle, dans le but de l'instruire dans la logique de sa reconstruction, pièce par pièce.


    Ici l'ironie est que le puzzle dont Sens donne les pièces aux Cellulis (puzzle qui est pour un instrument qu'il veut manipuler), Sens lui-même ne le connait pas : il est incapable d'en avoir une vision d'ensemble, il n'est capable que de connaître les pièces indépendamment les unes des autres...

    ...Et son instrument se retourne alors contre lui !


    Pour finir, je dirais que j'aime beaucoup ton idée d'associer la notion de liberté à la rune de Vie, et la notion de pouvoir à la rune de Mort,
    les deux étant générés par la "Création".

    Mais... Comment positionnerais-tu les trois autres runes dans ce schéma (tu as déjà un peu répondu pour Cosmo, mais par pour Chaos, ni pour Néant ! )



    (ouf ! c'était plus long que je le prévoyais ! )

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  6. Rob Je suis d'accord avec ton retour sur mon commentaire. C'est mieux adapté aux faits.

    Néant c'est le "rien de nouveau" l'utilisation de schèmas déjà existants, ou la perception par ressemblance par rapport à des structures mentales déjà en place.

    Cosmo ce sont les règles, les théories. Elles crée de la stabilité au fur et à mesure qu'on explore l'univers de paradigme en paradigme.

    Chaos ce sont les failles dans les règles ce qu'on ne connait pas encore mais qu'on sait que ça existe puiqu'on perçoit un manque à expliquer. Ca crée de l'instabilité angoisse stress qu'on cherche à rétablir par une logique complexifiée.

    L'humain à compris que le déterminisme était bien plus sécurisant pour lui que le chaos mais il a aussi compris qu'il faut être prêt à sans cesse remettre en question ses règles au cas où un évènement imprévu advienne.

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